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« Soixante-quinze livres. »

Elle rit.

« Cinquante. »

Il tourne entre ses doigts le scarabée marqué d’hiéroglyphes et s’agenouille près de nous.

« Non, dit-il, je ne peux pas plus, c’est très ancien, ça vient des fouilles là-bas, dans la montagne. »

Il montre le désert, de l’autre côté du fleuve.

Louxor, le matin.

« Trop cher, dit Claude. Et puis il est laid.

— Très bien, dit-il, vingt. Vingt livres parce que j’aime la France. »

Le temple, derrière nous, se dresse, gigantesque. Derrière l’enfilade de sphinx, des H. L. M. en construction et les piliers de béton armé du nouvel hôtel : il sera l’un des plus grands de la ville. Comment font-ils, sur les cartes postales, pour que l’on ne voie jamais ce genre de choses ? La carte postale est le contraire de la réalité.

L’Égyptien s’est relevé et trottine à côté de nous.

« Dix. Dix, je ne peux pas plus, ma parole, ce n’est pas possible. »

Je suis sûr qu’elle a envie de ce scarabée.

« Trop cher. »

Le premier temple.

Les premiers fûts grimpent du sol jusqu’au ciel. Comment appelle-t-on ces colonnes, déjà ? J’ai dû apprendre ça en sixième.

Nous avons mal fait l’amour, cette nuit. Pourtant, tout allait bien au Caire. J’ai toujours eu la certitude que si ça marchait bien une fois, ça marcherait les suivantes. Je suis un imbécile. C’était une idée de technicien : si une machine fonctionne, il n’y a pas de raison qu’elle tombe en panne. Nous sommes donc si compliqués que ça ?

Colère sourde contre moi, contre le sort et l’univers. Elle est la femme au monde que j’aime le plus et, justement, c’est avec elle que ça m’arrive. Navrant.

Depuis ce matin, je regarde tous les hommes qui m’entourent comme des mâles redoutables.

Gaston et pépé Flamier m’apparaissent, depuis cette nuit, comme d’inlassables sabreurs. J’ai confié cette intuition à ma compagne qui s’est étranglée de rire dans son café-crème.

« Cinq livres, cinq. La foudre me frappe si j’y perds pas. Très beau scarabée, très ancien, des millions d’années. »

Dans la cafétéria de l’hôtel, j’ai tenté de repérer dans les couples les traces de folies érotiques et nocturnes.

Les Godreau sont arrivés.

« Regarde-le. Ce type dégage une impression de sensualité insoutenable. »

Les sourcils en accents graves, la bouche ouverte et le menton mou, Godreau se curait, avec méthode, l’intérieur de la narine gauche avec son index droit, en attendant l’arrivée de ses tartines.

Les larmes coulent le long des joues de Claude Zarka.

Les Flamier se retournent.

« Vous êtes de bonne humeur, ce matin ! »

Ils nous sourient, ravis. Elle est toute fraîche, la grand-mère… Ce teint de porcelaine que seuls peuvent prendre les peaux que le temps a usées. En ce moment, elle distribue sa dose de comprimés à son mari qui a enfilé une veste de laine sur trois pull-overs superposés.

« Quatre livres, quatre livres ou je meurs, je pense que je meurs. »

Les manches du cafetan battent l’air. Il a un désespoir à fendre l’âme des pierres. J’ai presque envie d’intercéder pour lui auprès de l’inhumaine.

« Deux, dit-elle, à deux j’achète. »

Il va sortir un revolver et se faire sauter la tête. Personne ne peut résister à une telle douleur. Il se frappe la poitrine avec violence, mime un arrachement des cheveux, jette vers le ciel des yeux blancs, et laisse glisser l’animal sur les genoux de celle qui vient de le vaincre.

« O. K., dit-il. Deux livres. Pur albâtre. Je suis ruiné. »

Claude paie.

« Tu l’as eu, ton scarabée. »

Elle hoche la tête.

« Je me suis fait avoir, il pouvait certainement baisser encore. Tu crois vraiment que c’est de l’albâtre ? »

Mon ongle laisse une trace sur la carapace. Étrange.

Je sens son inquiétude.

« L’albâtre est une pierre fragile, dis-je, très friable. »

Mme Hélène passe, jette un coup d’œil sur la bestiole que Claude examine sous toutes les coutures.

« Vous avez payé ça combien ?

— Deux livres. »

La dame soupire.

« Il vous a eue, dit-elle, et ne le mettez surtout pas dans l’eau. »

Claude la regarde, effarée.

« C’est fabriqué en série à Hong-Kong. C’est du talc compressé, ça fond. »

Je m’esclaffe.

« Le scarabée fondant : la grande spécialité locale.

— C’était pour toi, dit-elle, je pensais que tu aimais ça. »

Je l’embrasse.

« On le fera tremper, cette nuit, dans le lavabo, dis-je. S’il résiste, tu as fait une affaire. »

Ça ne doit pas recommencer cette nuit. Il faut que je fasse l’amour et que je le fasse bien. Ne pas y penser surtout. Si ça tourne à l’idée fixe, je suis fichu.

Nous attendons de pénétrer dans le temple. Claude me tend un paquet de cigarettes Néfertiti, c’est la Gauloise du pays. Les Godreau reviennent avec une statuette de chat, animal sacré. Le sourire de Madame fendille la couche plâtreuse de fond de teint.

« On dirait Minouche, susurre-t-elle, c’est tout à fait Minouche. »

Godreau opine lamentablement du chef. Il ressemble vraiment à une choucroute oubliée sur une assiette.

« Du bronze, dit-il. Vingt-cinq livres.

— Ne le mettez pas dans l’eau », dit Claude.

Ils la regardent comme si elle était un nid de vipères.

Nous entrons dans le temple. Beulart et Gaston nous poussent.

« Ça va, la jeunesse ? »

La jeunesse va.

« On s’arrête ici, dit Claude. Ne vous inquiétez pas, vous allez manquer des explications. »

Les deux copains s’éloignent. J’ai toujours l’impression qu’ils vont se cacher pour continuer une belote sempiternelle. Je les soupçonne de ne pas écouter très attentivement les commentaires du guide.

« Nous y voilà », dis-je.

Des salles immenses s’emboîtant les unes dans les autres. De l’espace et des couloirs souterrains, tout un labyrinthe, et, au centre, la demeure du dieu. Personne ne pénétrait en ces lieux. Des hommes bâtissaient ces demeures immenses, taillaient des statues, sculptaient des bas-reliefs, ne laissant pas un pouce lisse, et, lorsque tout était enfin achevé, aucun humain ne pouvait en franchir l’entrée.

Cet art ne prenait son sens que s’il n’était pas vu : la merveille se refermait et seuls les contemplaient des yeux de pierre. Seulement alors, Amon apparaissait, le dieu de lumière et de ténèbres. Le maître dormait là, au cœur du sanctuaire. Ce temple fut la demeure du silence. Seuls le sable et le vent ont dû gémir, au cours des siècles, derrière ces murs de forteresse. Personne n’a réveillé Amon de son sommeil.

Nous cahotons sur des dalles disjointes et le sable crisse sous nos pneus. Durant des siècles, ce temple fut enseveli.

Elle serre toujours dans ses mains son scarabée de pacotille, son insecte de talc.

Ils bâtissaient des temples pour des dieux qui défièrent le temps, nous ne savons que nous livrer à des escroqueries minables. Après les tombes immortelles, voici venu le temps des bibelots truqués. Ils étaient l’éternité, et nous sommes la tromperie. Quelque chose a dû pourrir.

Dans le grand péristyle, les autres écoutent, petit groupe dérisoire auprès des piliers massifs.

« Je ne les comprends pas, dit Claude. Ils suivent le guide, prennent des photos, entassent dans leur vieille mémoire des noms et des dates qu’ils oublient déjà, et ils ne semblent pas ressentir le poids de cet univers écrasant et splendide.

— Tu devrais écrire, l’Égypte t’inspire. »

Nous traversons les antichambres, le reliquaire, les oratoires : mes bras sont rompus d’appuyer sur les roues. Tout loin, entre les colonnes, Godreau mitraille les colosses : Ramsès II assis, la reine Néfertiti près de sa jambe droite. Godreau et Ramsès II… La choucroute et le pharaon.

Le ciel est d’un bleu de tenture contre l’or des colonnes.

« Regarde, Horus. »

Le faucon plane très haut, il survole l’édifice, descend, tournoie et file sur le Nil, frôlant les eaux planes. Nous fumons deux Cléopatres sans parler et quittons le temple par l’allée centrale.

« Je ne le mettrai pas dans l’eau, décide Claude. Après tout, je me moque de savoir s’il fond. Je l’aime bien comme ça.

— Tu accèdes à la sagesse. Il était temps. »

Il n’y a pas loin pour arriver au bateau, il suffit de suivre le quai. Des calèches passent, bariolées. Les sabots des chevaux frappent l’asphalte. Claude s’arrête devant un éventaire en plein vent empli de verroteries. Une fillette aux yeux cernés de khôl sourit.

Claude fait tourner une pierre entre ses doigts.

« Tu sais ce que c’est ? »

Je ne sais pas ce que c’est.

« C’est de l’alexandrine. La légende veut qu’elle change de couleur lorsque celui qui la porte change d’amour.

— Prends-la, je vérifierai régulièrement.

— Une autre légende dit qu’elle varie trois fois dans la journée : le matin, à midi et le soir. Je ne sais pas lequel de ces deux dictons est le vrai.

— C’est peut-être la même chose », dis-je.

La pierre tourne entre ses doigts.

« Tu crois que je ne t’aimerai plus ce soir ?

— Qui sait… »

Voici le bateau. La passerelle pour y accéder est suffisamment large pour nos fauteuils.

« Bain de soleil, dit Claude. Il me faut un Égyptien musclé pour me transporter sur le solarium.

— Je te rejoins plus tard. Tiens, ton alexandrine.

— Tu l’as achetée ?

— Trois livres. Je me suis fait avoir. Elle est verte avec des reflets bleus. Si je la retrouve différente tout à l’heure, je te bascule dans le Nil. »

Elle se penche, ses lèvres effleurent mon oreille.

« Tu es Ramsès en bien mieux. »

Je la regarde s’éloigner vers le pont supérieur : Néfertiti sur son trône nickelé…

De l’autre côté, au-dessus de la berge, Horus tournoie toujours.